La naissance d’un mal

Jules Renard prétend que « la peur de l’ennui est la seule excuse du travail ». Il n’a visiblement jamais assisté à des séminaires d’entreprise. Car quand c’est le travail lui-même qui fait naître l’ennui le plus fatal, la lutte contre celui-ci devient l’excuse idéale du divertissement et du jeu. D’où la naissance du bingo séminaire, jeu mondialement connu aux noms multiples, aux règles variables, mais à l’utilité incontestée.

Un éventail de stratégies.

Ses versions peuvent varier. Les plus courageux décideront de crier « bingo! » en plein milieu de la présentation. D’autres essayeront discrètement de le placer dans une question. La plupart se lanceront simplement des regards complices dès qu’ils auront remplis leur grille.

Sa version la plus inventive est celle où tout le monde doit boire une gorgée de café dès qu’un mot de la grille est prononcé. Ce qui a au moins le mérite de booster à la caféine tous les participants, qui sortiront de la conférence surexcités et alertes … plutôt que la queue entre les jambes et le regard hagard.

Bien sûr, il y a plein d’autres moyens de ne pas s’ennuyer en séminaire : répondre aux e-mails, jouer à Candy Crush, 2048, organiser son agenda pour les jours prochains, piquer un petit somme… Mais le bingo séminaire demeure l’un des passe-temps les plus sophistiqué.

Jeux de mots, jeux de vilains ?

On dit qu’il crée une solidarité et une connivence entre tous les naufragés de la conférence ; qu’il favorise une ambiance de travail légère et décontractée bénéfique à l’humeur et à l’efficacité de chacun ; certains pensent même que, pendus comme on peut l’être au discours du conférencier (dans l’attente du prochain mot 'bullshit'), on est bizarrement bien plus attentifs et concentrés à ce qui se dit autour de nous.

Même si tous ces arguments ne sont peut-être que des excuses pour justifier notre goût déviant pour le jeu, la popularité du bingo séminaire montre deux choses : l’échec retentissant de nombreuses conférences remplies de charabia économique et de froufrou managérial ; et l’incroyable capacité du jeu, du divertissement et de l’humour en général à s’adapter à des situations et des séminaires de plus en plus désespérants.

Résistance clandestine ou collaboration productive ?

Car c’est cela dont il est question ici : l’instinct de survie de passe-temps tel que le bingo séminaire qui constituent toute une partie de la sous-culture informelle d’une entreprise.

Pourquoi donc laisser cette culture dans le non-dit et l’occulte ? Plus les séminaires échoueront dans leur tâche, plus ces pratiques se développeront.

Pourquoi donc ne pas en faire le moteur de conférences réussies, plutôt que le symptôme des conférences ratées ? Pourquoi ne pas intégrer de tels outils, raisonnements et divertissements dans le processus même de travail et de création de valeur?

Le jeu s’adaptera toujours. Reste maintenant à prouver que le travail aussi puisse évoluer dans le bon sens. Car la façon la plus efficace de ne pas s’ennuyer en séminaire n’est pas de trouver des distractions de plus en plus élaborées. Mais bien d’organiser des séminaires et réunions qui impliquent, intéressent et motivent les participants.

Illustration par Germain Jammernegg.